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Stéphane Haefliger

un DRH se fâche

DRH auprès de CBH Compagnie Bancaire Helvétique à Genève, auparavant consultant en organisation, chercheur doctorant au Business Science Institute (dirigé par le Prof. Michel Kalika), Stéphane Haefliger vient de publier « DRH et manager, levez-vous ! »

Stéphane Haefliger

A l’exhortation du titre, il importe d’ajouter le sous-titre explicite : « Vie et mort des organisations ». Dans cet ouvrage, l’auteur pointe tout ce qui aujourd’hui mine et lamine les entreprises, jusqu’à mettre leur existence en danger. La démarche est doublement intéressante. En premier lieu pour son caractère novateur, puisqu’il existe peu de littérature propre aux entreprises qui se meurent. Ensuite parce que Stéphane Haefliger tient un discours de vérité, décapant et salutaire. Pour la rubrique « Inspirations », Stéphane Haefliger a accepté de donner quelques exemples de ce qu’il énonce et dénonce.

Dans une organisation, une entreprise, quels sont les signes avant-coureurs qui laissent entrevoir que la fin est proche ?

Contrairement à ce que l’on peut penser, la mort d’une organisation ne ressemble pas à une fin nucléaire précédée d’un éclair atomique rasant ; ni à un cyclone dévastateur, puissant, incontestable, clair ; et encore moins à une coupure d’électricité subite, propre et indiscutable.
Certes, elle est tout cela à la fois et il y a clairement un avant et un après. Mais elle est bien plus : elle est plutôt de l’ordre de multiples tremblements de terre successifs assortis d’infinies répliques qui toutes mobilisent émotionnellement l’organisation ; des phases de fulgurance urgente, puis des phases de rémission sourde. Nous sommes dans l’ordre de la démolition et la croqueuse de béton œuvre des jours, des mois, voire des années durant, avant d’en venir à bout. Une succession quasi infinie de micro-signaux faibles...
Ce sont donc ces ruptures sismiques régulières, micrologiques et quasi quotidiennes, toutes ces premières fois, qui, alternées avec des phases de silence et de répit, finissent par faire craquer l’entièreté de l’organisation et de ses serviteurs : la première réunion plénière organisée par la Direction Générale au cours de laquelle vous comprenez à demi mots que l’organisation entre réellement en crise profonde (« Nous sommes dans l’œil du cyclone ») ; les premières questions sans réponses ; les premières fois que les clients, apeurés par le discours médiatique, appellent en masse sur les téléphones mobiles de leurs gestionnaires respectifs ; les premières fois que ces derniers n’osent pas répondre aux rafales téléphoniques, par dépit, par fatigue, par impuissance et finalement par crainte ; les premières fois que vous voyez sonner un mobile en permanence durant plus de dix heures d’affilées au point d’atteindre le point de surchauffe thermique ; les premières visites physiques et non annoncées de clients, accompagnés par leurs avocats et parfois même par des amis mal rasés ; la première fois qu’un client brise du mobilier de rage en hurlant ; le premier reporting (hebdomadaire d’abord, puis quotidien, puis bi-quotidien, puis permanent) à l’endroit de notre organe externe de régulation et de contrôle, etc...

Quelles actions et comportement de leadership ou de non-leadership extrême avez-vous observé une fois l’annonce des difficultés communiquée à l’ensemble des collaborateurs ?

Pour faire simple, nous pourrions identifier trois types de comportements qui, très rapidement, s’installent. Ces comportements ont déjà été repérés par le vieil Henri Laborit dans son ouvrage « L’Eloge de la fuite » : la paralysie, le combat ou la fuite. Parmi ceux qui souhaitent porter l’estotade là où ils se trouvent, pour citer Mazarin, j’ai pu assister à des transmutations incroyables. Car la faillite génère tout d’abord une érosion du personnel, beaucoup étant désireux de naviguer sous un autre pavillon ; c’est donc dans un premier temps une foultitude de démissions que vous devez piloter. Ensuite, et c’est un paradoxe, une entreprise en faillite doit assumer un violent pic d’activités non prévisibles. Les effectifs diminuent régulièrement et l’activité augmente simultanément. Ce mouvement étrange et difficilement pilotable oblige les collaborateurs qui ont choisi de rester dans l’organisation à occuper des fonctions qui ne leur auraient jamais été confiées par la DG ou par la DRH, avec des prises de responsabilité et des prises de risque importantes. C’est la théorie de l’enrichissement des tâches par l’appauvrissement des ressources...

Selon vous, quelle est la plus grande « escroquerie » intellectuelle des concepts RH ?

Mais il y en a une foultitude. Je suis très sèvère sur les concepts leurants qui anesthésient la pensée et qui peignent l’éléphant gris en rose en lui mettant un nœud papillon sur la tête, et en nous faisant croire que c’est une libellule. Voilà la tromperie, la véritable escroquerie. Je dénonce donc tous les concepts RH dont les fruits ne sont pas à la hauteur des promesses des fleurs : l’émergence des Chiefs Happiness Officer (vont-ils conserver leurs sourires béats lorsqu’ils devront initier des plans de licenciements ?), l’équité homme-femme notamment sur l’aspect structurel des postes (aux mâles, les postes de gestionnaires ; aux filles, les postes d’assistantes) ; le loup déguisé en chien me hérisse également, entendons par là le management à l’ancienne sous couvert d’empowerment ; mais encore, le coaching instrumentalisé par l’organisation et non pas centré sur l’individu ; sans oublier la mesure de la performance lorsqu’on ne sait ni ce que signifie mesurer, ni définir la performance. Les discours sur les hauts potentiels m’ont également passablement fait frémir. Il convient de se méfier des surhommes, fils de Zeus et de Titan, alors que nous nous battons avec la machine à photocopier. J’oublie les cours de développement personnel en entreprise, dont la célèbre marche sur les braises, ou dans une version plus intello ou bobo « l’intelligence émotionnelle », concepts qui tendent à déplacer la frontière entre le soi, l’intimité du collaborateur, ce qui le fonde (ses limites, ses peurs, ses croyances, sa force de vie) et l’organisation. J’allais oublier la mode qui vise à segmenter les collaborateurs sous la forme de génération (les X, les Y, les Z, les autres, etc…), alors que l’on sait depuis 10 ans que ce sont des faux concepts et des fausses bonnes idées. Il manque un discours de vérité dans les organisations qui rendront les imperfections visibles, et qui permettront de nous améliorer. Comme vous le voyez, les sujets d’énervement ne manquent pas...

Quels enseignements les dirigeants et les DRH peuvent-ils tirer de ce livre ?

Ce livre tente de réconcilier la stratégie et la pratique, la théorie et l’empirisme de terrain, le concept et le bon sens. Dans cette perspective, il plaide pour une articulation intelligente entre le haut et le bas, entre le siège et les satellites, entre le front et le back, entre les clients et les compliance officer (responsables de la conformité), bref entre toutes les lignes de fracture qui césurent l’organisation, donc qui en font une désorganisation. De plus, je donne dans le dernier chapitre une dizaine d’observations, peu présentes dans la littérature scientifique, qui décrivent le fonctionnement originale d’une organisation mourante. Ce chapitre s’intitule «  Rudiment de thanatologie à l’usage des cadres dirigeants.  »

Généralement, on écrit pour transmettre un message ou pour expulser un démon intérieur… Et vous ?

Par plaisir, tout d’abord. C’est mon second ouvrage et l’écriture accompagne mon cheminement professionnel, tout comme la lecture d’ailleurs. Il est vrai qu’en la circonstance, l’écriture de ce livre m’a permis de sublimer les démons de la faillite de la banque qui m’employait et dont j’étais à la fois le le DRH et le porte-parole. Ma pensée passe par la main. Il faut reconnaître que, pour celui qui sait observer, l’entreprise est un fabuleux terrain ethnographique. Je suis persuadé que si Claude Levi Strauss était encore parmi nous, il n’irait plus étudier les tribus amazoniennes, mais qu’il s’arrangerait pour pénétrer une grande administration du service tertiaire. Je pense, en revanche, qu’il pourrait garder le même titre que son ouvrage de référence : « Tristes tropiques »...


Stéphane Haefliger, DRH et Manager, levez-vous !, Vie et mort des organisations, Editions EMS, Paris, 2017, 232 p.

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